Le poète Mallarmé disait au peintre Degas: « Ce n’est pas avec des idées que l’on écrit, c’est avec des mots »…

 Mais les mots posent parfois problème de nos jours, en particulier ceux qui nous viennent du répertoire classique. On a parlé de Molière ces derniers temps sur les réseaux sociaux ou dans les médias. Non pour louer son génie mais parce qu’un collectif d’auteurs en herbe, appartenant au Centre international de théâtre francophone de Poznan (Pologne), a décidé, avec le concours de la Comédie-Française (aïe aïe aïe…), de réécrire quelques pièces de Molière pour le rendre plus accessible à des élèves de Français langue étrangère. A des fins pédagogiques donc. Pourquoi pas…
Mais certains médias se sont emparés de l’affaire. France Culture par exemple, qui n’a pas manqué, une nouvelle fois, l’occasion de sauter à pieds joints dans la mare (ou l’océan) du progressisme militant et de l’air du temps en expliquant, lors d’une émission consacrée à cette entreprise, que la langue de Molière était devenue « trop ardue » pour les écoliers… français.
Toutefois, si on regarde le fond de l’affaire, qu’observe-t-on ?
Dans les Femmes savantes, les personnages deviennent, végane pour l’une, militante contre le réchauffement climatique pour l’autre, altermondialiste pour un troisième…

Extrait :
– Amande (dont on suppose qu’il s’agit d’Armande dans le texte original…) : Tu sais ce que va coûter un nouveau-né chaque année ? Sept tonnes de CO2 ! Alors, dis à ton andouille de faire un nœud, et viens manifester.  
– Sariette (Henriette ?) : Ce n’est pas une andouille, c’est Biotendre.
(Pour info, lui, c’est Clitandre dans l’original).

 Simplification du texte? Peut-être… Propagande pour le développement durable? A coup sûr. En tous les cas, prétexter la première pour ne faire prédominer que la seconde, voilà une démarche que l’on peut cataloguer au rayon des impostures post-modernes. Quant aux Précieuses ridicules, autre pièce au programme de cette révision, nos « réécrivains » de choc (dont l’une affirme qu’elle y est allée « à fond la caisse ») les ont transformées en youtoubeuses influenceuses (une véritable catégorie sociologique assez souvent plus ridicule que précieuse par ailleurs…).
 L’une des chargés de la réécriture justifie l’entreprise par ces mots : « Pour écrire, il [Molière] s’inspirait d’ailleurs lui-même d’autres auteur.ice.s (vous n’arrivez pas à lire ?.. Moi non plus), ce qui nous donne une forme de légitimité ». Certes, sauf que ce qui légitime Molière, à l’instar d’un La Fontaine, quand il réécrit Plaute notamment, c’est son génie littéraire, égal voire supérieur à celui de l’auteur imité. C’était d’ailleurs une des règles de l’imitation, au 17e siècle, et qui en faisait un art parfaitement noble. Par ailleurs, les deux objectifs de ces auteurs, qui étaient les fondements de l’art poétique classique, étaient de plaire et d’instruire. Pour ce qui est de nos dramaturges 2.0, génie et noblesse ne sont pas forcément au rendez-vous et on ne semble se soucier de plaire ou d’instruire qu’en se soumettant aux idéologies dominantes.
La langue de Molière serait « un peu périmée« , selon le responsable de ce projet. Le dramaturge serait donc inactuel. Vraiment? Pourtant, on ne cesse d’affirmer, avec justesse, que Molière met en scène des personnages restés actuels. Des hypocondriaques, des misanthropes ou des snobs, il y en a encore de nos jours. Et si on ne parle pas d’une « phèdre » pour évoquer une femme qui tombe amoureuse de son beau-fils, on utilise couramment le mot « tartuffe » pour parler d’un hypocrite. Molière, et jusque dans la langue justement, est à ce titre apparemment plus actuel que Racine son contemporain …

Aujourd’hui, la réécriture des grands auteurs est même devenue un exercice universitaire, sanctionné par conséquent par un diplôme…

 Le département de littérature de l’université de Paris 8 propose à ses étudiants dans un « salon de lecture » (thé et madeleine offerts) de revisiter Proust. Et décrète, dans le descriptif du cours proposé à cet effet, et de manière très orwellienne, que « Proust est illisible » et que « beaucoup de lecteur.trices se découragent » (nous c’est en essayant de lire « lecteur.trices » qu’on se décourage…). On voudrait nous dire qu’une certaine catégorie de lecteurs trop bête (ou trop paresseuse) est incapable de lire certains grands textes classiques qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Après Molière pour les nuls, c’est au tour de l’auteur de la Recherche. Nul doute que les étudiants qui vont s’y coller se verront d’autant mieux récompenser de leurs efforts qu’ils auront envoyé quelques youtubeurs dans le salon de madame Verdurin…
 On n’est pas tenu de lire Proust si, au bout de quelques pages, on juge sa prose trop difficile ou ennuyeuse. Et il est inutile de mettre à contribution des étudiants en lettres pour que des lecteurs que l’on a l’air de considérer comme de seconde zone puissent « démocratiquement » goûter les grands textes. Parce qu’avec ce genre d’entreprise, on ne fait rien moins que proposer un Proust pour les incultes et un Proust pour les lettrés. Idem pour Molière. Et on entérine du coup l’idée d’une culture à deux vitesses.
 Pour sortir du champ littéraire, on n’est pas non plus obligé d’écouter Schoenberg parce qu’on trouve la musique dodécaphonique ennuyeuse; ce qui est mon cas. Mais je ne souhaite pas pour autant que l’on « recompose » la musique de Schoenberg pour qu’elle me soit plus accessible. On peut imaginer qu’un jour prochain, on proposera également un tel exercice à des étudiants en musicologie, pourquoi pas. Même chose d’ailleurs pour la musique de Bach ou de Mozart que d’aucuns qualifieront un jour de périmée.

Le plaisir est parfois difficile …

Tout comme il existe une musique de divertissement, il existe aussi une littérature de divertissement que l’on a le droit de « consommer ». Mais on ne peut sans doute pas consommer Proust, et le plaisir est parfois difficile. Roland Barthes disait: « Si je lis avec plaisir cette phrase, cette histoire, ce mot, c’est qu’ils ont été écrits dans le plaisir« . Si Proust avait composé son oeuvre dans un style plus contemporain, phrases courtes, vocabulaire minimal… il n’aurait peut-être pas pu livrer les analyses psychologiques que seules une certaine complexité de la syntaxe, un vocabulaire enrichi lui permettaient. Un texte, si difficile soit-il, est fait pour être examiné, expliqué, non remanié. Ça s’appelle accéder à la connaissance. Barthes ajoute que le texte de plaisir, c’est « celui qui contente, emplit, donne de l’euphorie; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture. » Et ici c’est bien la référence à la culture qui importe. La culture, les mots, la syntaxe d’une époque, qui ne demandent qu’à être étudiés pour ce qu’ils sont. Simplifier les grands textes ne les rend pas plus plaisants à lire, mais en limite certainement la valeur artistique et intellectuelle. Et ça, ça s’appelle mettre un coup de pied à l’excellence.

 Au temps des déboulonnages, de la culture de l’effacement et de l’écriture inclusive, dont les deux exemples apparaissant plus haut révèlent bien plus les lubies idéologiques du moment qu’un souci d’égalitarisme, au temps de la tyrannie grandissante de la morale également ; bref, dans un temps où les déconstructeurs de tout poil semblent quotidiennement à l’oeuvre, on donne le sentiment de s’asseoir sur le patrimoine culturel, ou en tout cas de considérer avec mépris à la fois ceux qui ont contribué au génie français et ceux qui savent encore le goûter.
 Et quand on croit, en réécrivant La Critique de l‘école des femmes, également au programme des dramaturges-nettoyeurs de Poznan, devoir s’inspirer du cas Polanski, primé aux Césars 2020, et de la sortie théâtrale d’Adèle Haenel à la suite de cette récompense, on ne se contente plus d’actualiser la langue, et on est bien loin des préoccupations pédagogiques pour les classes de FLE…
On ne fait en vérité que se plier à l’air du temps. 
Quitte à faire du révisionnisme culturel.