Un français républicain

  Renée Balibar est une linguiste qui a beaucoup travaillé sur la dimension historique de la langue française. Elle déclare :« La Révolution française se produit à l’intérieur des mots (1)». On peut relier cette citation à celle de Barère affirmant : « Dans la démocratie française la surveillance du gouvernement est confiée à chaque citoyen ; pour le surveiller, il faut le connaître, il faut d’abord en connaître la langue.» On comprendra ainsi à quel point la transformation de la langue sera mêlée à la transformation politique qui était en cours à cette époque. Connaître la langue pour chaque citoyen va signifier bien plus que se donner les moyens de communiquer dans une langue commune. Pour surveiller le gouvernement, il s’agira dès lors de comprendre les textes de lois écrits en français et de pouvoir en produire d’autres (il faut relire, à cet effet, la Déclaration des droits de l’homme de 1789).

Pour les révolutionnaires, la langue va jouer un rôle pour le droit des citoyens : il va falloir la propager, la démocratiser et lui inventer une grammaire. C’est ce qui va peu à peu  se mettre en place et qui va faire de la langue française, non plus une langue de cour ou la langue des Belles Lettres réservée à une élite, mais une langue politiquement instituée à l’usage des citoyens.

Dans le courant du 18ème siècle, dès avant la Révolution donc, le français a pu se diffuser sur le territoire grâce en particulier au développement des voies de communication. C’est ce qui a permis à la langue de pénétrer dans les campagnes, et aussi la multiplication des échanges à l’intérieur des villes grandissantes en particulier où les relations économiques se développent à travers les échanges commerciaux. Or, ce n’est pas nécessairement par décision politique de l’Etat que cette propagation est à l’œuvre. Elle peut aussi être le fait de certaines catégories de la population. Ainsi, certains agronomes ont proposé une nomenclature en français pour traduire des noms de légumes provenant d’Angleterre. Mais l’Etat, ou plutôt l’Assemblée Constituante, va ajouter des mesures de politique linguistique au nombre des réformes fondamentales qu’elle va mettre en œuvre. Et il s’agit de bien plus qu’une réforme : « Il y a révolution linguistique quand la politique de langue change la structure de la langue de l’Etat. Il y a révolution lorsque l’Assemblée Constituante charge une commission d’Instruction publique d’étudier les moyens de faire participer tous les citoyens aux pouvoirs de l’écriture, dans un nouvel appareil d’Enseignement (2).» Une « révolution linguistique »  signifie donc que c’est la langue du Roi qui va être remise  en cause.

La démocratisation se fera par l’enseignement. Mais plus que de propager une langue, il s’agissait aussi de propager des idées. Et l’avènement, avec la Révolution, de la souveraineté populaire, implique que tous les citoyens puissent entendre ces idées nouvelles, et à leur tour les exprimer dans la langue commune. Mais dans ce premier acte de la politique linguistique révolutionnaire (nous sommes en 1790), les autorités se montreront tolérantes. Elles feront traduire dans les langues régionales les décrets affichés ou lus en public. Il semble par ailleurs que les demandes soient pressantes et que les « masses », jusque là exclues de la pratique du français, soient désireuses de s’informer et de participer aux mouvements politiques. Il y eut ainsi « un temps démocratique de la Révolution où toutes les langues de France étaient langues de la République (2)». Mais on sait que l’Histoire en décidera autrement…

La même année, en 1790, l’Abbé Grégoire est mandaté par l’Assemblée Constituante pour diffuser à toute la population un questionnaire sur l’usage des différents patois. Un rapport en ressortira quatre ans plus tard qui fera le lien entre uniformisation et démocratisation. Grégoire y déplore notamment que, bien que le français soit parlé dans bon nombre de régions du monde « jusque sur les bords du Mississippi », il ne soit pas encore parlé par une grande partie des Français eux-mêmes. Grégoire s’exprime ainsi devant la Convention : « Mais au moins on peut uniformiser le langage d’une grande nation, de manière que tous les citoyens qui la composent puissent sans obstacle se communiquer leur pensée. » La langue doit participer à l’émancipation politique des peuples, c’est ainsi que doit s’entendre la révolution qui se fait « à l’intérieur des mots ». Pour ce faire, il faut uniformiser, en apportant des transformations à la langue française et « en faciliter l’étude aux nationaux et aux autres peuples. » Grégoire ajoute : « Une nouvelle grammaire et un nouveau dictionnaire français ne paraissent aux hommes vulgaires qu’un objet de littérature. L’homme qui voit à grande distance placera cette mesure dans ses conceptions politiques. »

De la démocratisation à l’idéologie linguistique, en passant par l’école …

C’est par l’Ecole que va se faire la démocratisation de la langue française qui va, pour cela, subir une refondation de ce qu’elle a été sous l’Ancien Régime. On comprendrait difficilement la place que tient aujourd’hui le français et notamment la grammaire à l’école,  sans nous intéresser à ces nouveaux dispositifs mis en place pendant la Révolution.

Le cycle toujours appelé aujourd’hui élémentaire tient son origine d’un groupe de personnes, que nous appellerions aujourd’hui des « intellectuels ». Ceux-ci provenaient d’horizons divers (philosophie, mathématiques, médecine …) et se sont eux-mêmes nommés à l’époque des « Idéologues ». Ce sont eux qui ont fait « de l’enseignement élémentaire gradué de la langue française la base du nouveau régime d’universalité nationale ». Plus précisément, ils « ont permis de fonder la construction du français républicain sur l’élémentation scientifique grammaticale (1) ». Nous devons à la vérité historique de préciser que cette « élémentation » fut initiée sous l’Ancien Régime par l’abbé Lhomond qui publia des Eléments de grammaire française peu avant la Révolution. Mais ce sont les révolutionnaires qui en validèrent le contenu. Mais que peut signifier exactement le verbe « élémenter » ? Il s’agit de fonder l’enseignement (ici du français mais cela vaudra pour toutes les autre disciplines) sur la décomposition des savoirs en leurs éléments essentiels. Ceux-ci pourront alors être reconstruits et restitués par l’enseignement aux enfants de façon raisonnée, intelligible (3). Cette élémentation sera décrite, notamment par Condorcet, comme un des principes fondateurs de l’école républicaine. Et lorsque l’expression d’élémentation scientifique est utilisée en français, c’est bien pour signifier que ce sont des outils qui, à travers la grammaire et le dictionnaire, seront utilisés pour uniformiser la langue. Ainsi, ces éléments se retrouveront à travers des corpus d’exemples qui constitueront des exercices. La langue doit être travaillée pour qu’une meilleure utilisation en soit faite, et ceci dans le projet de l’établissement de la langue commune, même si les exemples ou les phrases élémentaires peuvent être extraites des grands textes littéraires classiques.

Uniformisation de la langue et souci de démocratisation : voilà donc l’un des idéaux majeurs de la Révolution, même si sa réalisation effective prendra énormément de temps. Précisons néanmoins que cette uniformisation fut une nécessité autant économique que démocratique pour la nouvelle classe dirigeante, la bourgeoisie, qui avait en effet instauré un marché national et la liberté de contrat. Il faut rappeler que la libéralisation économique était inscrite au nombre des réformes proposées par l’Assemblée Constituante au début de la Révolution. Elle souhaitait par conséquent que soit instituée une langue commune qui permettrait de favoriser les échanges marchands.
Toutefois, ces mesures de démocratisation et d’universalisation vont concourir, par les moyens mis en œuvre, à faire naître le concept d’idéologie linguistique.

Historiquement, c’est à partir de la Terreur, en 1793-94, que la politique linguistique se durcit considérablement. Après avoir toléré un temps l’expression des langues minoritaires, il s’agit désormais de «plier la pluralité de la parole populaire à l’unicité de la langue du pouvoir  [et ainsi poser] le fondement de l’idéologie linguistique (2)». Il y eut une terreur politique, il y aura donc une terreur linguistique, laquelle résidera dans l’élimination pure et simple des langues minoritaires. C’est du moins le projet conçu par Barère dans le discours qu’il prononcera à peu près au même moment que celui de l’abbé Grégoire et dans le même esprit : « Citoyens, la langue d’un peuple libre doit être une et la même pour tous. (…) Cassons ces instruments de dommage et d’erreur. » Nous sommes bien dans la constitution d’un monolinguisme d’Etat dont les aléas de l’histoire feront qu’il ne prendra réellement forme qu’à partir de la 3ème République, précisément quand les fondements de la République s’établiront définitivement en France. A l’indivisibilité de la République fait écho l’unicité de la langue. Ajoutons que c’est à cette époque, au début des années 1880, que l’école sera rendue obligatoire, et que l’enseignement sera exclusivement dispensé en français (avec les lois Jules Ferry). Depuis, nos chers petits, même s’ils ne se font plus taper sur les doigts quand ils font une faute, se voient toujours enseigner, non sans quelques difficultés,  l’art de s’exprimer dans un français correct …

Mais qu’en est-il, aujourd’hui, de cette idéologie et de ce français, langue « politique » ?

Compte tenu de la connotation actuelle du mot « idéologie », on parle des idéologies dominantes mais plutôt en matière culturelle ou économique, il est toujours difficile de ne pas relier la réflexion sur la langue à une problématisation politique. On parle aujourd’hui  par exemple du Français Langue d’Intégration, que l’on doit enseigner aux migrants venus s’installer en France. Ses objectifs sont notamment, non seulement l’apprentissage du français langue fonctionnelle, qui permet l’apprentissage des fondements de la communication courante, mais également celui des valeurs de notre République.

On sait, par ailleurs, qu’une langue, quelle qu’elle soit, est toujours porteuse d’idéologie, qu’elle reste le miroir d’un certain regard porté sur le monde, par les communautés ou par les individus.

Le français serait-il encore à ce jour cette langue d’affirmation du citoyen, qu’il soit soucieux d’affirmer ses droits, son appartenance à une communauté ou son attachement à sa culture? On peut souhaiter que oui, même si c’est avec un optimisme mesuré, en ces temps d’anglicisation progressive (autre langue idéologiquement marquée) pour cause de mondialisation, en particulier à travers les médias, et par contrecoup d’un autre type d’uniformisation (des esprits celui-là) ou même, diront certains, d’aseptisation de la liberté de penser. Mais ça c’est une autre histoire …

 

(1) Renée BALIBAR : L’Institution du français (1985) PUF.
(2) Pierre ENCREVE : « A propos des droits linguistiques de l’homme et du citoyen» in Ville Ecole Intégration Diversité, N°151, (déc. 2007)
(3) Yves CHEVALLARD : Sur la polyvalence dans l’enseignement secondaire (source: http://yves.chevallard.free.fr/spip/spip/IMG/pdf/YC_1996_-_Seminaire_codisciplinaire.pdf)