Peut-on imaginer une réforme du langage qui nous permette de créer du vocabulaire avant que celui-ci ne se crée de lui-même par l’évolution naturelle de la langue ou par le fait des inventions techniques, ou est-ce aussi utopique que de vouloir suspendre une maison entre ciel et mer?
George Orwell en a sans doute rêvé…
L’auteur anglais (né en 1903 et mort en 1950) est mondialement célèbre pour avoir écrit 1984 et pour avoir inventé la novlangue, cette langue dont le lexique et la syntaxe sont simplifiés à l’extrême, et où l’on fait dire aux mots le contraire de ce qu’ils signifient. Ceci afin que le peuple soumis au régime totalitaire d’Océania soit empêché de penser et par conséquent de formuler toute critique subversive à l’endroit de ce régime. Aujourd’hui, on fait volontiers référence à cette fameuse novlangue pour dénoncer « langue de bois » et « politiquement correct » quotidiennement en vigueur en particulier dans les discours politique ou médiatique.
Mais si la novlangue constitue un élément important de son roman, c’est que son auteur s’était déjà penché sur la question du langage dans de nombreux articles ou essais. En particulier pour dénoncer ce qu’il appelait la décadence de la langue (anglaise en l’occurrence), et même pour faire des propositions pour améliorer cette situation.
Orwell a écrit deux textes essentiels sur cette question, sortes de préalables aux développements à venir dans 1984. L’un, Le peuple anglais (1944) où il relève que l’anglais possède, entre autres langues, une caractéristique qui lui confère à la fois des avantages et des désavantages et qui est la simplicité de sa grammaire. L’autre est La politique et la langue anglaise, paru en 1946, où il constate le déclin d’une langue viciée par l’usage qui en est fait, notamment par ses confrères journalistes…
Mais Orwell aura déjà poussé la réflexion sur la langue dans Nouveaux mots, un texte écrit vraisemblablement avant les deux autres. L’auteur y propose tout bonnement de créer des mots. En effet, la langue serait vouée, par nature ou « parce que notre pensée est stupide », à un relâchement qui constitue « à son tour une puissante incitation à penser stupidement ». Il s’agirait par conséquent de remédier à cela en lui permettant de décrire au mieux ce qui ne relève pas « du concret ou du visible ».
« Des paquets de mots prêts à l’emploi… »
A quoi est donc due cette décadence de la langue ?
Selon Orwell, la langue manque de précision : on ne choisit pas les mots pour donner du sens mais « [on agglutine] des paquets de mots prêts à l’emploi et [on rend] le résultat présentable par de simples astuces de charlatan »…
Du coup, on serait incapable de dire le réel. On préférerait des expressions préfabriquées ou des phrases alambiquées à des mots simples. L’auteur de 1984 évoque à ce sujet le Standard English, reconnaissable notamment dans ce discours politique ou journalistique qu’il fustige, et rendu possible par le caractère malléable de l’anglais. Orwell pointe du doigt les procédés qui permettent de s’éviter l’effort de construire un texte et donc de construire sa pensée.
La précision est selon lui mise en péril par le recours aux métaphores usées. Celles-ci ne permettent pas de dire le réel et beaucoup sont d’ailleurs utilisées sans que le locuteur ou l’écrivain n’en connaisse le sens. Il bannit le style prétentieux, reconnaissable aux termes abstraits, scientifiques ou savants, aux locutions latines et autres jargons spécifiques. Il récuse l’euphémisation, tare du langage politique, manifestation d’une hypocrisie qui n’est rien d’autre que l’« ennemie du langage clair »… Enfin, il rejette les mots dénués de sens, inaptes, selon lui, à désigner un objet discernable. Plus précisément, ce sont des mots qui, à force d’usages pervertis, perdent toute signification précise.
Orwell donne de multiples exemples de l’usage perverti de la langue dans Politique de la langue anglaise : « exécution des prisonniers politiques » se transforme en « élimination des suspects » et la « pacification » remplace les « bombardements »…
Le terme démocratie lui-même peut désigner la pire dictature. Il atteste par là qu’un mot finit par revêtir la définition que celui qui l’emploie lui donne et « fait en sorte que l’auditeur puisse croire qu’il veut dire tout autre chose » que ce qu’il pense. C’est ainsi que dans 1984, « la guerre, c’est la paix »…
Le besoin d’un vocabulaire nouveau
Orwell affirme que le vocabulaire disponible ne permet pas d’exprimer la réalité des choses ou des sentiments. Par ailleurs, pour lui, le langage est cet outil qui doit permettre la préservation d’un concept qui lui est cher : la vérité objective, condition première de la liberté…
Alors que propose-t-il pour remédier aux faiblesses de la langue ?
Des règles simples parmi lesquelles une préférence accordée aux mots brefs, la suppression des termes trop savants ou plus franchement des mots inutiles, l’abandon de la forme passive …. Mais c’est Nouveaux mots, un article singulier, qui est le plus intéressant à ce sujet. C’est un texte où l’écrivain montre un volontarisme linguistique qui va évidemment à rebours de la réduction a minima du langage imposée par la novlangue d’Océania.
Il s’agirait en particulier, pour rendre possible cette invention lexicale qu’annonce le titre, de renouer les liens entre le parler du peuple et celui des lettrés : « La langue, l’anglais en tout cas, s’étiole lorsque les classes cultivées perdent le contact avec les travailleurs manuels ». Car au delà du réel (si l’on peut dire) il s’agit pour Orwell de pouvoir restituer avec exactitude ce qui se prête le plus difficilement à l’expression. Il va prendre ainsi l’exemple du rêve dont il est souvent difficile de trouver les mots pour le décrire. Selon lui, les classes populaires sont « les plus susceptibles d’employer un langage simple et concret, et d’inventer des métaphores évoquant de véritables images [parce qu’elles] sont en contact avec la réalité matérielle. »
La novlangue de 1984 est instituée pour interdire de penser. Or Orwell ne fait que nous rappeler que les mots sont indispensables à la pensée. Mais le locuteur ne pense réellement que s’il peut se représenter mentalement les objets dont il parle. D’où la nécessité, au bénéfice de la clarté, de disposer d’images vivantes pour s’exprimer, et non des métaphores usées ou des expressions préfabriquées (elles-mêmes génératrices d’une forme de prêt-à-penser) évoquées plus haut
Cette référence au peuple nous rappelle qu’Orwell est un penseur politique. Pour lui la chose est entendue : le langage peut être le lieu de la pire des oppressions. Aussi doit-on œuvrer pour qu’il soit celui de la lutte contre une injustice que le mensonge contribue à propager et à faire durer. Or, une pensée politique du langage consiste aussi à assumer l’idée d’une éthique du langage. Toutefois l’éthique n’est respectée que s’il y a coïncidence entre les mots et les choses. On sait que les « peuples » – avec toutes les réserves qu’il convient d’avoir sur le sens de ce mot – qui votent pour Trump, pour le Brexit ou pour Marine Le Pen considèrent justement que cette coïncidence n’existe pas, ou qu’elle n’existe plus. Aussi est-ce le langage des affects, dans les discours proférés par Trump (même porté au summum de la vulgarité) qui fait mouche, et plus celui, policé, d’Hillary Clinton.
« Désigner ces choses sans nom qui existent dans notre esprit… »
Aux sceptiques susceptibles de dénoncer le caractère délirant de l’entreprise, l’auteur anglais peut répondre que l’on ne cesse, en particulier dans un monde en constant progrès technique, de créer des mots concrets (de « bicyclette » en 1880 à « ubérisation », apparu il y a peu)…
Il n’est donc pas illusoire de faire de même avec les mots abstraits, de manière à pouvoir « désigner ces choses sans nom qui existent dans notre esprit ». Il pressent d’autant mieux l’intérêt de son projet qu’il prévoit également les moyens pour le faire. Sa première idée est que cette réforme ne peut être mise en œuvre que de façon collective. Vouloir engager de tels changements pour un individu isolé étant selon lui « aussi absurde que de vouloir jouer au football tout seul ». Il faut donc partir de l’idée d’expérience partagée. Ainsi par exemple, dans le cercle étroit d’une famille, il arrive que l’on fabrique des mots (même de façon involontaire) pour nommer les choses, qualifier des personnes. Et on en saura immédiatement la signification chaque fois qu’ils seront employés à l’intérieur de cette famille. Cette « communauté d’expérience » est une condition sine qua non pour que les mots destinés à enrichir le vocabulaire existant soient « porteurs de sens ».
L’utopie linguistique est donc ce meilleur des mondes langagiers où l’on pourrait donner à tous les moyens de créer des expressions propres. Expressions qui seront susceptibles de produire des idées créatrices à leur tour de liberté. Elle se révèle, dans la pensée orwellienne, comme l’exact envers de la dystopie proposée dans 1984, où l’objectif du pouvoir est de refaçonner l’esprit humain en défaisant peu à peu le langage de tous les mots qui permettraient à l’individu de se forger un jugement critique. Parce que dans un univers où règne la novlangue, ce jugement critique, qui permet de dire le réel ou d’exprimer une vérité objective, doit être immédiatement rejeté. Il est non conforme. Et nous verrons un peu plus loin que cela vaut aussi en démocratie.
Aujourd’hui, les préconisations d’Orwell semblent furieusement d’actualité dans le monde de la communication d’entreprise (cela aurait-il plu au socialiste convaincu qu’il était ?) et d’internet; et il pourrait aussi passer pour un précurseur de l’écriture web. Des mots nouveaux appartenant au champ lexical numérique ont bien fait leur apparition. Mais sans doute pas ces mots abstraits qu’Orwell souhaitait voir apparaître surtout à des fins d’émancipation de l’individu. Internet recourrait au « parler-vrai » de l’informatif pur en appliquant les règles de brièveté des mots et des phrases, du style actif … bref tout ce que voulait l’écrivain anglais. Sauf que la visée est bien plus économique que politique. Du coup, le plain english que préconisait Orwell n’a sans doute rien à voir avec celui qui sert généralement de modèle pour la communication web.
Tout est novlangue
Les nouvelles formes de communication se sont accompagnées d’une diversification des langues de bois. Et la rationalisation, là encore à visée économique, qui est aujourd’hui à l’œuvre dans tous les secteurs de la société (santé, éducation, administration, …) ne peut, quant à elle, que s’accompagner d’une standardisation des discours qui y sont tenus. La novlangue managériale a depuis un certain temps fait son entrée dans les hôpitaux…
Aujourd’hui, on est passé de la novlangue totalitaire à la langue de bois démocratique. Celle-ci a investi non seulement le politique, mais aussi tous les secteurs où la communication joue un rôle essentiel, et dont les pratiques de langage ont conduit à la mise en place progressive d’une novlangue : novlangue bureaucratique de l’administration ou novlangue libérale (dominante aujourd’hui) de l’économie, tout comme existe aussi une novlangue de la finance, de l’entreprise, du marketing, de la publicité et bien entendu des médias.
Du coup, la définition qu’on devrait donner de la langue de bois, serait beaucoup plus subtile que celle de la novlangue en noir et blanc de 1984. Et s’il y a volonté de refaçonnage des esprits, il n’a plus ici la visée décrite dans le roman d’Orwell. Et les contrevenants ne risquent pas le goulag ou le peloton d’exécution. Mais il peut avoir une visée morale. Si on ne devait donner qu’un seul exemple, parlant si l’on peut dire, ce serait cette question récurrente que posent certains journalistes : « Avez-vous des regrets pour […avoir fait telle ou telle déclaration] », lorsque telle personnalité est invitée à s’exprimer sur des propos polémiques qu’elle aurait tenus et par conséquent à faire acte de contrition. Ceci nous démontre que nous sommes là dans le registre de la propagande, face à des attitudes totalement subjectives et de nature idéologique, et non face à des professionnels (les journalistes) soucieux d’une neutralité qui devrait être logiquement de rigueur. Tout du moins sur des médias ou des créneaux où prime l’information et non l’opinion. Même si médias et journalistes d’opinion doivent bien entendu aussi exister.
Celui qui, de l’autre côté de l’écran, reçoit ces discours, n’est plus ce citoyen qui ne ferait qu’exercer son droit à être informé en tournant le bouton de sa télévision, mais quelqu’un qui devrait consentir à se soumettre à des commandements (européistes, néo-libéraux, – there is no alternative -, sociétaux avec le mariage pour tous, …).
Ainsi que l’a dit Noam Chomsky : « La propagande est pour la démocratie ce que la violence est pour le totalitarisme. »
Si l’on était adepte des raccourcis, on pourrait dire que la différence entre l’éthique et la morale est qu’ici il est commandé (par certains médias) de penser en direction du bien, alors que là il est recommandé de penser pour essayer d’atteindre le bon, ou le juste, ou le vrai. L’utopie linguistique d’Orwell n’avait peut-être pas grand-chose à voir avec la morale…
La langue française est réputée plus complexe, plus subtile peut-être que l’anglais. Mais elle n’échappe pas au dévoiement décrit au sujet de la langue de Shakespeare.
Des francophones se lanceront-ils, un beau jour, collectivement, dans une réforme du langage allant jusqu’à la création de nouveaux mots comme dans le monde rêvé d’Orwell ? Rien n’est moins sûr… Il existe des politiques linguistiques, en France comme ailleurs, pour défendre la francophonie ou les langues régionales notamment, mais une politique officielle visant à fabriquer des mots de toutes pièces à des fins de démocratisation n’est sans doute pas à l’ordre du jour… Une réforme consistant à renouer avec un authentique parler-vrai, si tant est qu’il ait jamais existé, serait peut-être plus réaliste. Mais elle reste difficilement imaginable quand la communication se produit dans des instances où s’exerce une forme ou une autre de pouvoir.
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